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Jour de pluie

15 mai 2008

Une rue

Pardon? Qu’est-ce que je fais ici? Oui, bien sûr, ça peut paraître étrange d’être planté là devant votre maison à prendre des photographies. C’est que, voyez-vous, j’ai habité ici il y a longtemps. Quand? Attendez voir… c’était  – et là je suis très précis – entre septembre 1957 et mai 1965. Ça ne date pas d’hier, hein? Pour dire la vérité, je suis presque né ici, au rez-de-chaussée de votre duplex. Vous êtes le nouveau propriétaire? Nouveau, ça veut dire… Ah! Depuis deux ans seulement. Vous avez dû payer le prix fort car, aujourd’hui, sur le plateau Mont-Royal… Enfin, ça ne me regarde pas.

Je vois que l’immeuble a été converti en une seule unité d’habitation. Dans mon temps, il s’agissait de deux trois et demi superposés. Dans le nôtre – celui du rez-de-chaussée –, en entrant, la première porte sur la droite donnait sur une pièce double au fond de laquelle ma mère avait aménagé une chambre pour les enfants et, près de la fenêtre côté rue, un salon qui servait aussi de chambre pour mes parents. Pour accéder à l’arrière de la maison, il fallait prendre un couloir sombre qui débouchait sur la cuisine. Au milieu, une salle de bains… qui ne contenait pas de bain! Seulement une toilette et un lavabo.

Pour nous, ce modeste logis avait malgré tout un avantage indéniable: une cour arrière dans laquelle nous jouions en toute sécurité, été comme hiver. J’imagine que, en récupérant le premier étage, ça vous fait un bon six pièces, n’est-ce pas? Et vous avez sûrement aménagé une jolie terrasse à l’arrière, non?

Puis-je prendre encore une photo? Merci.

Vous dites que cette rue est calme? Il est vrai qu’il s’agit d’une toute petite rue qui, au nord, ne va pas au-delà de la rue Gilford et qui s’arrête au sud à la rue Marie-Anne, à la naissance du parc – que nous appelions, nous, le parc en bas en opposition à celui de la rue Gilford qui était, bien entendu le parc en haut. Il était – et est toujours – tout de même assez inhabituel qu’une rue, en plein quartier densément peuplé de Montréal, soit bornée par un parc, tant au nord qu’au sud.

Vous savez que, en dépit de la petitesse de la rue, ce n’était pas si calme en mon temps. Aujourd’hui, il n’y a plus d’enfant. Par là, je veux dire qu’il n’y a plus d’enfant dans cette rue car les familles, chassées par la cherté de la vie, sont parties vivre en périphérie, laissant ce quartier à… Enfin, peu importe. Il n’y a plus d’enfant, c’est tout. Mais imaginez cette rue au début des années 1960, cette toute petite rue à peine occupée par une rangée de seize immeubles comprenant environ quarante unités de logement. Imaginez maintenant que, dans chaque logement, habitait une famille dont le nombre d’enfants variait entre trois et sept. Un calcul rapide indique qu’il y avait environ deux cents enfants dans cette rue. Deux cents enfants qui, le samedi matin, se retrouvaient dans cet espace exiguë pour jouer au ballon, à la marelle, etc.

Ça faisait du monde, hein? Mais ce n’était rien, mon cher monsieur, car le printemps venu, c’était dans la ruelle que ces enfants jouaient, ruelle que partageaient les habitants du côté est de la rue d’Iberville, rue aussi peuplée que la nôtre…. Bref, ce n’était sans doute qu’une toute petite rue, mais ça grouillait de monde par ici en ce temps-là.

Vous savez, c’était chouette de grandir ici, pour les enfants du début des années 1960, même s’ils étaient obligés de porter les vêtements rapiécés de leurs aînés. Oui, c’était chouette, ici, avant que tout ne change. Car cette toute petite rue, avant vous, était un lieu plein de cris, de pleurs… de vie, quoi! Elle n’a plus d’âme, maintenant. Mais ne vous en faites pas: vous n’y êtes pour rien. Moi non plus, d’ailleurs. C’est comme ça, c’est tout. L’enfance est un pays que l’on porte en soi. Et cette petite rue, autrefois si modeste, aujourd’hui embourgeoisée, en fait partie.

Bon, je m’en vais, maintenant. Excusez-moi pour le dérangement. Au revoir, monsieur. Au plaisir.

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